Préface
Ce n'est pas sans émotion que je présente le livre de Toufic Touma, libanais de haute montagne, et sociologue de l'école francaise.

Son pays accueillant et subtil, a su jusqu'ici, dans la discorde générale entre l'Orient et l'Occident, être à la fois l'un et I'autre. Il incarne, si je puis dire, un arabisme gréco-latin. Sa tension politique, éclatant, à l'heure où j'écris, en effroyables conflits, refoule pourtant au fond d'elle-même, avec une horreur méritoire, et qui nous engage tous, le spectre des guerres de race et de religion. A nul moment la coexistence n'est remise en cause par personne. Il y a quelques jours encore, à Beyrouth, je portais avec joie au crédit de ces tristes jours, le refus opposé par l'une et l'autre partie au fanatisme. Et par là, le cher Liban reste exemplaire. Puisse son équilibre survivre, sa synthèse persévérer, avant-courrière d'autres synthèses que nous souhaitons.

Le Liban est l'Ulysse du monde arabe. Le roi de la pierreuse Ithaque fut marin malgré lui. De même ce montagnard côtier s'est expatrié, dans le dernier quart du XIXéme siécle, pour fuir le règime turc et la pènurie. Souvent, il fait fortune. On le voit alors, dans bien des cas, revenir comme le picaresque Finianos, au village natal. Il y retrouve ses clochers nombreux et rivaux, le sindyan ombreux, abritant la classe en plein air, les maisons à terrasse aplanie au rouleau, et, non loin du seuil, ces lourds mortiers de pierre, que les jeunes hommes s'exercent par bravade à soulever. La montagne s'était couverte de mûriers, puis de fabriques. Au commerce d'échelles, animé par Marseille, avait succédé l'entreprise lyonnaise que décentralise, dans une certaine mesure, l'industrie de la soie. Les paysans Maronites, au cours du XIXème siècle, s'étaient répandus de Kesrwan dans le Metn et le Chouf, où ils font prévaloir la franchise paysanne sur l'hommage féodal. Après la première guerre mondiale, ils descendent en masse à Beyrouth, où leur peuplement vient ainsi complèter le peuplement plus ancien des orthodoxes et des Sunnites.

Dès lors, l'humanité libanaise joue sur un triple registre: une montagne, refuge et symbole plutôt que base économique; une ville grandie non pas à la mesure du pays, mais à celle d'échanges internationaux; I'émigration enfin qui relie par les liens multiformes de l'épargne et des nostalgies, des placements et de l'honneur, le vieux pays à ses fideles déracinés.

La sainte vallée de la Kadisha, que domine Hadeth-el-Jobbé, monte vers les Cèdres: les derniers cèdres, au prestige biblique, et que patronne - exaltante rencontre - le patriarche maronite. Dans cette vallée, on parlait encore syriaque au XVIIIème siècle. Une abrupte descente, presque à la verticale, de Hadeth, vous mène à des cultures encaissées de toutes parts, où s'ègaillent des métairies. J'ai goûté là une arcadienne hospitalité. Un fromage improvisé, des œufs, un poulet aromatique et maigre font honneur au passant. La dureté de la vie est, pour quelques heures, omise. Tout n'est que bienveillance, curiosité et parfois, au dessert, poésie. Sur l'autre rive, une formidable remontée vous sépare de Diman, résidence estivate des patriarches, et du monastére de Kannoubine, où vous attend le réconfort d'une vierge peinte à fresque et d'un verre de jus de mûres, offert par le curé.

Lieux antiques, lieux authentiques. 0ù se sont réfugiés les anciens dieux? Sans doute ont-ils pris, refoulés par l'impériale hagiologie romaine, la figure légère de ces fées qui charment l'enfance villageoise, ou de ces génies qui hantent les cimetières, comme pour contrecarrer par le cri de cette terre orientale, le mauvais gôut tout européen des tombeaux de riches émigrés.

Le paysage, de céréaticulture en terrasse a tourné, les soyeux aidant, à l'arboriculture du mûrier. La terrasse discipline la pente et imprime sur la nature sauvage la marque de l'homme. Tout un luxe de nomenclatures manifeste la puissance de son symbole. Elle même est dite sensâl, plur. sanâsel, c'est-à-dire <<une chaîne>>. A moins qu'on ne l'appelle sar, réplique araméenne de l'arabe sûr. Son rebord aigü, c'est le chuwar, son rentrant le laz'a. Le terroir cultivé est sec (bacl) on est irrigué (sâqi), s'oppose à l'<<aspre>> ou maquis, le h'erch. A l'approche du village, nous entrons dans le jdar, tout enrichi de fumures. Et l'écart agricole mazraca, l'humble fabrique du métayer eawdé, fait place au bourg, la d'ayca, centre économique, témoignage religieux, foyer d'émotion.

Mais bien des choses se sont passées dans le village depuis une génération et, si je puis dire, depuis les images archaïques du fond de la Kadicha. Plus de toits de terre: la tuile rouge de Marseille a tout remplacé. Le ciment armé la supplante à son tour. Le pommier chasse le mûrier. Un investissement hyperbolique travaille la montagne. Beyrouth a grandi, démesurément. La ville groupe, dit-on, en période hivernale, plus de la moitié de 1'effectif du pays. La masse, et ses possibilités tumultuaires, peuple d'énormes faubourgs. Le bourg sommeille tout l'hiver. Il n'est plus qu'une sorte de <<si&egrqve;ge social>> de familles dispersées en ville et outremer. Depuis la demière guerre, le cadre politique a violemment changé. Aujourd'hui, la montagne se groupe, avec d'autres éléments, au sein de l'Orient arabe. Fière de sa contribution à la Renaissance littéraire, elle assume l'arabisme, à la fois, et le vaste monde.

D'où ce changement fonctionnel profond. L'homme du mûrier a survécu á ses plantations. Il cherche, á force d'énergie et d'agilité, à préserver son être à travers les perturbations de son équilibre géographique et économique. C'est pourquoi le village, vidé d'une grande partie de l'ancien contenu, a gardé et même avivé sa signification. Le signe, dans une certaine mesure, a relayé la chose.

Nul plus que Toufic Touma n'était plus apte á parler de Hedeth. On trouvera dans son livre non seulement une consciencieuse analyse, imbue des méthodes de notre histoire rurale, mais un témoignage dru et jûteux. Ayant so lui-même, à travers les nécessaires transplantations du cherclieur. rester fils du village, il r&eacture;ussit l'équilibre, sans cesse plus ai du, que le jeune et vieux Liban, tendu entre ses racines rurales et sa lointaine &eacutemigration, entre la paysannerie et le mercantilisnie, se propose, plus ou moins consciemment, comme un idéal. Tension de forte et patheacute;tique amplitude: la richesse acquise au loin règne dans la montagne qu'elle entaille de luxueux vergers; le patriotisme villageois nourrit une aventure désorniiis mondiale; entre la montagne et la mer, Beyrouth affronte et concilic les horizons ...

Paris, 31 mai 1958.

J. BERQUE
Professeur au Collège de France
Directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes.