M. G. H. est un Shedrawi, né à Hadeth en 1878. Première enfance: à l'école du village, lecture, écriture, un peu de calcul. A 9 ans, il est à Baalbek où il aide son père a tenir une boutique. Stage de commerce. Mais bien noté. Le père a dû se rendre une fois dans son village où il fut bloqué par la neige plus de deux mois.
A son retour, une grande surprise: l'enfant avait réalisé un bénéfice net de 200 livres-or qu'il avait cachées sous un carreau du plancher pour les sauver de la curiosité d'un voleur éventuel! Sur cette somme, vraiment importante, il ne s'était même pas permis d'acheter 200 grammes de friandises dont il avait une envie folle. Le petit monsieur est habile, économe, maître de ses caprices. Ni lui, ni son père, n'avaient plus besoin d'autres tests pour savoir quelle était sa véritable vocation.
La somme gagnée lui fut laissée comme récompense. Il l'emporte et retourne ouvir un commerce de couleurs et de grains dans son village.
Habitué aux voyages et à l'aventure, il n'a pas l'air d'appréhender, malgré ses 80 ans, le jour où son dernier bateau lèvera l'ancre vers l'inconnu ...
Son fils cadet s'amuse à faire de la politique, moyen classique de dépenser sa fortune. C'est lui que nous avons signalé comme l'un des deux grands meneurs du village.
Sans être aussi mouvementée ni aussi riche, la vie de nombreux Hadethins ressemble à celle du vieux G. H.
Voici une dame de la même génération. Habqa est née vers 1875, dans une pauvre maison, à l'écart, au nord du village. L'ancienne demeure est maintenant rasée, la propriété complètement envahie par le bois.
A l'âge de deux ans, elle perd son papa. L'année d'après, le même jour, sa maman et son grand-père paternel meurent et sont enterrés en même temps! Les orphelins, 4 garçons et 3 filles, travaillent, vivent et, successivement, se marient.
A 16 ans, Habqa épouse Saad Farès, qui revenait du Mexique pour se marier au village. Deux ans après vient un enfant, et l'émigré retourne au Mexique. La jeune maman travaille et attend. Au bout de trois ans, le mari revient avec deux à trois cents livres-or en poche. C'était vers la fin du dernier siécle. La route carrossable venait d'être ouverte. Notre homme achète la première camionnette de la région.
Il était encore tôt pour concurrencer les ânes, les mulets et les chameaux, moyens traditionnels de transport...La clientele manque. Le véhicule motorisé est vendu. Le ménage prend le chemin du Mexique.
On s'installe dans un village de province et l'on tient boutique dans une petite tente en toile que les voleurs emportent, un jour, avec la merchandise et les effets personnels.
Les époux recommencent et reconstituent leur capital. Ils louent deux pièces qui lent servent à la fois de domicile et de boutique. Pendant que la femme reste chez elle et continue a servir la clientèle locale,.le mari va vendre à la campagne, s'accommodant de tous les moyens possibles de transport: mulets, ânes, voitures, portefaix...souvent ses propies épaules et son dos ...
Tout est bien qui finit bien. Au bout de 12 années de labeur, on a cinq enfants et de quoi être tranquille pour le restant de la vie. La famille rentre à Hadeth. On acquiert une propriété d'une cinquantaine d'hectares à la périphérie ouest du domaine hadethin. On l'entoure de quatre rangées de fils de fer barbelés. On en fait travailler les parcelles en bon état. On en défriche d'autres. On construit une maison à toit de tuiles rouges...et Monsieur s'achète un beau cheval dont on parle à plusieurs lieues à la ronde...
Ni lui ni sa femme ne savaient lire. Les pièces de monnaie étaient mesurées en volume plutôt que comptées. On en remplissait des vases et des assiettes qu'on dissimulait dans l'épaisseur du mur ou du plancher.
1914, vous savez que la vie devenait monotone...qu'il fallait une guerre pour y mettre un peu de variété...
Les Turcs sont venus arracher les barbelés pour s'en servir au front. Les Turcs se sont emparés du cheval. Les voleurs ont pu flairer les vases de la fortune et les emporter!
Notre cavalier meurt bientôt de dépit et de chagrin. Les orphelins, 4 filles et 5 garçons, sont élevés par la maman qui surveille la propiété et y travaille de ses propres mains.
La famine, cependant, enlève trois enfants à ce foyer. <<C'est la part de Dieu>>, se dit la veuve. Les villageois pensent que souvent le mort rachète le vivant, qu'une redemption familiale se fait par on choix mystérieux de la providence et par une tacite acceptation de ceux qui subissent la perte.
Après 1918, les enfants se marient. Trois d'entre eux gagnent le Mexique et la Colombie. Le plus jeune est à Hadeth. Ensemble, ils ont 24 garçons et 16 filles dont plusieurs sont déjà péres ou mères de famille. Tous, grands et petits, vouent un respect quasi religieux à la vieille de Hadeth. Elle est consultée pour les fiançailles et les mariages. Sa bénédiction est sollicitée dans toutes les décisions et opérations importantes. Du Mexique et de la Colombie, elle reçoit, souvent, de petits chèques en dollars pour <<qu'elle ne manque de rien>>.
La vieille Habqa, un peu sourde, mais lucide, a une excellente vue et une santé vraiment étonnante pour son âge. Pas une molaire, pas une dent ne bouge. La chevelure n'est qu'à moitié blanchie.
Plus de 4/5 de siècle de patience, d'affections et de souvenirs. Elle va tous les jours à la chapelle. Souvent, elle pousse jusqu'aux champs, en suivant le même sentier que lorsqu'elle n'avait que 37 ans. <<Ces sorties, c'est mon retour à la jeunesse>>, dit-elle à ses petits-enfants qui lui demandent de rester à la maison pour ne pas nuire à sa santé. <<Je ne mourri que lorsque je cesserai d'aller travailler et revoir notre terre.>>
Habqa est un cas commun de la femme d'un émigré moyen. Elle éléve les enfants, participe effectivement aux activités commerciales et agricoles de son mari. Elle continue à soutenir le foyer quand elle devient veuve. Elle reste le symbole de l'unité familiale.
D'ailleurs, au village, personne n'est sans histoire, même ce vieux paysan, de 82 ans, Y.G., analphabète et fruste, qui n'a quitté le patelin qu'une fois ou deux pour aller à Beyrouth témoigner dans un procès de meurtre. Il est né au village. Il a gardé les chèvres et cultivé la propriété depuis sa plus tendre enfance. Il ne se rappelle plus à quel âge il s'est marié, ni vers queries annés et dans ques circonstances il eut ses 23 enfants, dont onze seulement ont survécu.
Qu'importent les souvenirs. Digérer et vivre, voilà l'essentiel.
Ses semblables, physiquement et spirituellement, ne dépassent pas la trentaine au bourg. Il y en a qui savent lire un peu.
De toute façon, de l'inlassable G. H. à l'indifférent Y. G., il y a de la place pour de multiples activités et destinées, pour de la noblesse même, acquise et transmise par héritage.
Si G.H., pour vous narrer sa vie, commence généralement par le moment le plus heureux de sa propre carriére.., M. J. F., lui, trouve tout naturel de remonter jusqu'à la naissance de son grand-père.
C'était, a Hadeth, en 1819. Les parents étaient de condition moyenne et avaient même des difficultés matérielles. L'enfant commença à sourire, dit la tradition familiale, trois jours après sa naissance. Tout le monde se mit à lui présager un avenir merveilleux. On l'appela Youssuf. Il ne déçut aucun espoir.
Orphelin à trois ans, il fut élevé par des oncles sans descendance qui l'envoyèrent à Tripoli pour étudier et devenir avocat. C'est le premier citoyen maronite de la région du Liban Nord qui obtint ce que nous pourrions appeler de nos jours une licence en droit.
A peine lancé dans la vie, le Patriarcat maronite place en lui sa confiance et le fait bénéficier de son appui, en le nommant avocat du <<siège>>. Trois Patriarhes lui ont successivement rendu visite, à Hadeth. La porte de son domicile était basse. L'un des Patriarches, qui était de grande taille, lui a un jour déclaré, en riant: <<Notre tête ne s'est inclinée que pour entrer dans votre maison!>>
Malgré le prestige qu'il avait dans son pays, Youssuf répond à l'appel de l'inconnu et émigre pour les Etats-Unis d'Amérique, y passe 5 ans, s'enrichit et rentre au village vers 1868.
Le Liban comptait peu d'avocats à cette date. Youssuf est appelé à Batroun, siége de l'administration régionale, auprès du plus grand tribunal du district. Il est, en même temps, choisi par les Hadethins, pour élire, en leur nom, le député du Jobbé au Conseil Administratif institué par le Règlement Organique de 1861. Cette dignité de Cheikh du village, il la gardera pendant 50 ans.
Il for, en outre, signalé à la <<gracieuse>> attention du Sultan qui lui accorda, en 1890, le titre de Bey, très à la mode et trés convoité à cette époque. Ce fut la premiére et la dernière noblesse attitrée de Hadeth, depuis les anciens gouverneurs dont on a perdu le souvenir.
D'autres faits restent attachés à sa mémoire: il eut 15 enfants, dont 13 garçons. Il batit trois autels à l'église Saint-Daniel et une école pour les filles du village. Il incita, à plusieurs reprises, gouverneur et tribunal régionaux à venir passer leurs grandes vacances à Hadeth. Il a laissé une immense fortune.
Il mérite, par conséquent, que son petit-fils remonte le temps pour mettre l'histoire de la famille sous les heureux auspices du sourire, portebonheur, du nouveau-né de 1819. Quatres de ses enfants qui, seuls, ont survécu jusqu'à l'âge d'homme, ont été tous dignes de feur père: l'aîné, qui ne s'est pas marié et a passé sa vie à New York, était surnommé le père des pauvres et a laissé, par testament, 30.000 dollars aux nécessiteux libanais d'outre-mer, 5.000 au Patriarcat, 5.000 de bienfaisance à Hadeth. Ce dernier don permit de construire une école de garçons et d'acheter les instruments de la première fanfare de toute la région...Ce n'est pas peu, je vous l'assure. Car pendant trente ans, dans tout le Liban Nord, on se faisait une gloire d'inviter la musique de Hadeth pour accompagner le mort à sa tombe ou recevoir - par exemple - un député, un ministre ou un président de la République.
Le deuxième enfant vécut, se maria et mourut à New York. Il reste de lui deux petit-fils: l'un est colonel d'aviation dans l'armée des U.S.A. et l'autre commerçant.
Le troisième, qui n'eut pas d'enfants, fut pendant 5 ans président de la Chambre de commerce de New York. Il fut commandeur de la Légion d'honneur, titulaire de la plus haute décoration libanaise. Et tout cela parce que, après 1929, il fut le seul banquier, qui, malgré le jugement du tribunal fédéral lui permettant de ne payer que 30% de ses dettes, ait tenu à rembourser 100% plus tous les intérêts. L'homme est décédé en 1945, ayant stipulé que la somme immobilisée dans son assurance-vie sera payée pour satisfaire entièrement son dernier créancier...<<La conscience et l'honneur sont au-dessus des lois>>, disait-il souvent.
Quand au dernier survivant, il n'a pas quitté son pays. Il passait l'hiver à Batroun, l'été à Hadeth, prêtait beaucoup et se faisait rarement rembourser. Il n'avait qu'une passion: inviter les grandes personnalités de son temps à venir honorer sa maison qui d'un déjeuner, qui d'un diner et qui d'un séjour de plusieurs semaines on de quelques mois.
Et pourtant...son fils ainé, Youssuf, celui qui perpétue le nom du grand-père, licencié en droit depuis 1937, greffier au tribunal depuis 1940, n'a pu obtenir un poste de juge dans l'un quelconque des tribunitux du Liban.
Si le cadet, avocat à la cour depuis 1938, rêve à une carrière cicéronienne, le troisième et le plus jeune de la famille, se contente, pour toute gloire, de son titre de Bey hérité, et mène une vie de petit employé à la Banque de Syrie et du Liban...
En dehors de leur travail personnel, les trois Beys de Hadeth comptent sur les produits de 1.400 oliviers dans la plaine de Koura, de 80 hectares de terrains mal exploités et de 1.200 cèdres. Optimistcs et se rappelant le sourire de leur ancêtre à l'âge de trois jours, les trois beys, malgré l'éclipse qui dure et les difficultés actuelles, sont certains que la chance sourira de nouveau. Il ne savent pas encore très bien comment ni quand les sommes nécessaires seront réunies pour la mise en valeur de toute la propriété. Mais ils vous disent que pommiers et cerisiers fleuriront un jour et porteront des fruits suaves et délicieux, les meilleurs de la Montagne.