IV. Lés émigrés

Il n'est pas possible de faire le recensement des émigrés l'heure actuelle. Ils sont dispersés en Amérique, Afrique, Extrême-Orient. Aucune famille à Hadeth ne sait quel est le nombre exact de ses membres à l'étranger. Ce qui est sûr du moins, c'est que le nombre des émigrés et de leurs enfants et petits-enfants est supérieur à mille personnes dans les différents coins du monde. De nombreuses familles de Hadeth comptent bien moins de membres au village que dans les pays d'immigration. Il faut bien penser que les émigrés partcnt imbus de mœurs campagnardes, avec leur caractère de gens robustes et sobres. Le foyer grouillant d'enfants est l'un de leurs réves. Ils transmettent leurs idées sur la famille à leurs enfants qui se marient tôt, comme au village. Seuls ceux qui sont partis célibataires, après avoir vécu leur première jeunesse à Hadeth, tardent à se marier et reviennent généralement chercher épouse dans le pays natal...

Pour donner une idée de la fécondité des émigrés à l'étranger, citons un example fourni par une famille de Hadeth. Deux jeunes frères ont quitté Hadeth en 1895 en direction de l'Afrique Noire où ils se sont mariés avec des jeunes filles de leurs compatriotes qui les avaient précédés sur ce continent. Maintenant, ils sont vieux. Mais leur descendance ne compte pas moins de 75 personnes, toutes <<sous les yeux>> bien tendres des deux frères partis en 1895!

Cet exemple est loin d'être unique on exceptionnel. Sur 22 familles qui savent à peu près le nombre de leurs parents dans les pays d'immigration nous trouvons 234 personnes au Liban, 358 à l'étranger, en ne prenant en considération que le chiffre connu par le moyen de la correspondence qui, cependant, laisse bien des noms dans l'ombre.

Est-il permis de généraliser? Nous ne le pensons pas. Mais il n'est pas interdit d'y réfléchir.

Mais si le nombre des émigrés est presque ignoré, même des parents, leur richesse pése dans la balance du village. 67% de la population compte beaucoup sur la lettre qui apporte le chéque d'un parent, tous les mois, ou du moins, plusieurs fois par an. Car l'émigré continue à aider ses parents, même s'il se marie à l'étranger. Il envoie souvent la différence entre les produits de la terre et ce qui est nécessaire à faire vivre les siens, à Hadeth. Les surprises ne manquent pas: un cousin, dont on avait perdu les traces, envoie un beau cadeau à No&eulm;l, à Pâques, le jour de l'An...Une tante envoie de quoi faire un trousseau à sa nièce qui se marie; un parent lointain envoie le prix du voyage en Afrique ou ailleurs à un jeune homme qui fait appel à lui. Il y en a qui se souviennent de la maison où ils sent nés et envoient l'argent pour la sauver de la ruine.

Cette solidarity spontanée, faite d'attentions et de générosité, est, parfois, fondée sur une entente, soit verbale soit écrite. Sans constituer de société commerciale, des frères, ou des cousins s'engagent à partager le fruit de leurs peines.

Selon nos vieilles coutumes, père, mère, frères et sœurs tant qu'ils sont sous le régime de l'indivision, mettent tout en commun, sans, pour autant, que l'un on l'autre réclame une part plus grande de la succession au moment du partage.

La communauté, qu'on discerne chez les émigrés et leurs parents, n'estelle pas le prolongement, à travers espaces et temps, de cet esprit et de cet <<être familial>>?

Bien souvent, les émigrés aisés reviennent passer les trois mois d'été dans leur village. Ils apportent avec eux de quoi soulager leurs parents, leur retour est fété avec une joie débordante. Aussi se considèrent-ils comme redevables du bonheur qu'ils ont eu dans le coin bien-aimé de leur patrie. Certains font construire une belle demeure qu'ils laissent à la disposition de leurs parents quand eux-mêmes reprennent l'avion ou le bateau!

Ce n'est que des années plus tard, parfois des décades, qu'ils reviennent séjourner dans cette bâtisse. Les loyers ne sont nullement réclamés pour les années d'usage ou, même, d'exploitation. Cette conduite est entree dans les mœurs à tel point que 1'émigré, qui se montrerait soucieux de ses propres affaires...au village, se ferait inévitablement une réputation d'Harpagon!

La place que tiennent les émigrés dans la vie affective des habitants est immense. On fait des prières pour leur réussite et leur bonne santé. Leur vie est le thème favori des chantres du village. Les conversations tournent souvent autour de leur nom. Une lettre venue d'Amérique, d'Afrique ou d'Océanie met la joie dans les cœurs pendant des semaines. On se la passe de main en main. Elle ést gardée comme un objet sacré.

Les photos des émigrés trônent aux plus beaux endroits de la maison, dans des cadres dorés et argentés. Les habits qu'ils avaient portés avant leur départ restent longtemps bien gardés au fond de la malle solide de la maison.

De la mère patrie au pays d'immigration c'est un dialogue bien émouvant qui se perpétue tout le long de l'année! Le courrier est attendu toutes les semaines avec la même impatience, la même angoisse, le même espoir.

L'horizon qui se ferme bien loin sur la mer bleue...éveille d'amers souvenirs! Nombreuses sont les mamans qui pleurent tous les jours en le regardant d'un œil déjà à moitié éteint!...