Stratifiées d'après des plans de clivage, qui souvent basculent ou changent d'ordre, plusieurs familles forment ce que nous pouvons appeler <<un groupe>>.
Dans la pensée du Hadethin, émigré ou étudiant à l'étranger, il n'y a qu'un village de montagne, une sorte de jardin suspendu entre ciel et terre. Cette image poétique reste bien en deçà de la réalité. Le décor, on ne saurait trop y insister, est d'une beauté remarquable et donne au village un charme attachant que le souvenir transforme, à la longue, en des réves nostalgiques!
Mais que l'émigré revienne, que l'étudiant rentre chez ses paprents, ne fût-ce que pour les trois mois des vacances d'été...et il est inclus dans un groupe qui réduit, pour lui, les dimensions du village au cadre restreint de quelques maisons, si bien que Hadeth est subdivisé en quartiers appelés par les noms des familles qui les habitent, ou, qui y prédominent.
Ce sont, également, autant d'unités territoriales individualisées. On dit <<Quartier des Shedrawi, au centre, des Sfeir, au sud, des cAlam, des Diab et Haydar, au nord-ouest, des Chlala au sud-est>>...En tout, onze divisions l'intérieur de notre agglomération.
Cependant, la répartition géographique des habitants par quartiers n'est pas exclusive; les propriétaires qui vendent n'opposent leur veto à personne, quand il ne se présente aucun acheteur de leur propre famille. L'argent n'a pas d'odeur. Le plus offrant acquiert. Les nouvelles constructions s'élèvent au hasard des parcelles libres, bien situées, à l'intérieur et à la périphérie du village.
On est, certainement, bien loin du cantonnement primitif des a&iulm;eux qui devaient venir par petits groupes familiaux et fonder des foyers de rayonnement.
Nous avons un example tout récent d'un nouveau groupe allogène qui s'installa à la périphérie sud de Hadeth.
Il y a une trentaine d'années, un jeune homme de Tannourine, village situé à 23 km environ au sud, se maria à Hadeth. Les beaux-parents lui offrirent un logis. Puis des cousins arrivèrent. <<L'étranger est frère de l'étranger>>, dit un proverbe libanais. on s'entraida pour bâtir une petite maison sur le lopin de terre acheté par le nouvel arrivant.
Au début, journaliers ou tenanciers chez les propriétaires du milieu adoptif, les immigrés s'installent et pullulent. Petit à petit, ils deviennent propriétaires fonciers.
Ils acquièrent les terrains bon marché, là où ils en trouvent. Les biens sont, de ce fait, dispersés, pauvres en eau, peu fertiles, malgré la fervente mise en valeur.
Ces immigrés, longtemps avant de s'intégrer définitivenient à la société locale, sont soumis à l'attraction nostalgique de leur milieu d'origine. C'est à Tannourine qu'ils connaissent leurs plus grandes joies et leurs pires tristesses. Aussi les voit-on rarement à l'église de Hadeth pour les grandes fêtes de l'année. Ils ne participant qu'avec réticence et hésitation à la vie politique des Hadethins.
Ces derniers semblent, de leur côté, ne les assimiler effectivement qu'avec beaucoup de lenteur: les femmes qui, pour passer leur temps, font, chaque semaine, le tour du village, omettent de mettre à leur programme des visites au <<Quartier des gens de Tannourine>>. Aux élections du mukhtur et de la municipalité, les partis en présence se disputant les voix de ces nouveaux compatriotes à prix d'argent plutôt qu'à force de persuasion.
Quand on se réunit autour d'une idée ou d'un projet d'intérêt commun, l'on ne s'aperçoit guère de leur absence. Si quelqu'un parle d'eux, personne ne s'oppose à ce qu'ils participant effectivement au travail du moment.
Sans qu'ils soient indésirables, une tacite indifference de moins en moins réelle, il est vrai, règne à lent égard.
L'avenir atténuera les différences, augmentera les contacts, fera s'interpénétrer les consciences. Les enfants et petits-enfants des <<gens de Tannourine>> seront confondus dans la masse de leurs compatriotes. Personnes, biens et intérêts seront les mêmes. Pour se comprendre, se toleacute;rer, s'admettre mutuellement, les hommes ne doivent-ils pas passer, ensemble, dans le même creuset de la même histoire?
Sans hypothèque sur l'avenir, l'exemple cité est-it assez significatif? Ce centre qui se crée et évolue sous nos yeux, pouvons-nous en proposer le processus d'évolution comme modèle de formation des groupes et des quartiers anciens du village? Oui. A condition de ne pas en généraliser les détails. Les faits humains se ressemblent. Sont-ils jamais identiques?
De toute façon, actuellement, à l'exception d'une seule maisonnée, ennoblie par l'attribution du titre de Bey au XIXe siècle et ayant exercé quelques fonctions publiques, les différentes familles ne peuvent être soumises à aucun critère de classement.
Moyenne de fortune, genre de vie et d'activité, conscience de soi et d'autrui...sont à peu près les mêmes chez tous les groupes. Ce qui les différencie les uns des autres, c'est, peut-être, moins on rang social ou un prestige quelconque, qu'une tendance à s'individualise, à s'affirmer à travers un groupe.
L'unité, à la fois organique, parentale et spirituelle, est faite autour d'un meneur de jeu qui fait figure de chef politique du quartier.1
Mais comment réconcilier la tendance du villageois à se refuser à l'association en même temps qu'il se range dans le sillage d'un autre individu? Ce n'est qu'une prolongation de soi-même dans le groupe qui n'est, d'ailleurs, ni identification ni engagement définitif. C'est surtout, au plus, une option temporaire.
Car, sans être frèquent, le va-et-vient est possible. Les lignes de force ne sont ni parallèles ni perpendiculaires. Les choix sont multiples. Les systèmes se brouillent. Des èchanges se font. Seuls, certains pôles restent en place pendant de longues pèriodes.
Les groupes ne sont nullement des antagonistes irréductibles en guerre les uns contre les autres. La solidarité se manifeste, spontanément, dans des circonstances bien différentes: les fêtes, fes deuils, les joies, tout le monde est à l'unisson.
Les mariages - le test est de valeur - se font suivant les caprices de l'amour, sans interdit d'aucune sorte.
On monte dans la même voiture. On va à la même église. On se confesse au même prêtre. Tout le monde est ami, tant qu'on est loin du domaine épineux de la politique. Avant d'en parler, mêlons-nous un peu à la vie quotidienne de nos villageois.
1Voir plus haut, le paysan et la politique.